Maître Kotodama #1

Maître Kotodama, légende des arts-martiaux à la personnalité excentrique. Après avoir inondé sa boîte mail tout l’été, il accepta enfin de me recevoir dans son appartement de banlieue. Dès le lendemain, je sautai dans le premier Thalys en direction de Paris Nord, avec mon judogi, un pseudo croquis de Hokusai et une vraie boîte de Godiva...
Ecrit par Lola Mansour

Maître Kotodama m’attend au seuil de sa porte, une tasse de thé noir à la main, au dernier étage d’un vieil immeuble parisien. Le professeur, petit et râblé, dont l’âge se situe entre soixante-cinq et cent-et-cinq ans, est une référence dans le monde des arts-martiaux.

Ancien poids plume en équipe nationale japonaise, ses premières médailles locales lui permirent de s’élever au sein de la société nippone. Mais un incident diplomatique bouleversa ses ambitions. Membre de la sécurité rapprochée des Beatles en pleine tournée à Tokyo, le jeune Kotodama avait confondu sa « lunch box » avec celle de Paul McCartney. De retour à l’hôtel, Paul, affamé, se rua sur son paquet pour ne déballer qu’une vulgaire patate douce dans un aluminium. Lorsque le chanteur loucha sur les mets raffinés dans les boites à compartiments de ses collègues, il empoigna le féculent pour l’écraser de rage sur les lunettes de John Lennon. La frustration initiale se transforma en jalousie généralisée, puis arrivèrent les engueulades concernant les contrats des maisons de disques, les accords publicitaires, l’ordre de traversée sur les passages piétons, les prétendantes, les choix musicaux… De nombreuses tensions émergèrent au sein du quatuor, jusqu’au point de rupture. 

Après avoir précipité la séparation du groupe mythique, le judoka quitta donc sa ville natale sous la pression des autorités japonaises, déshonorées.

Arrivé en Europe dans les années 70, il s’était finalement installé au pays des quiches et des grèves pour y développer les sports de combat. D’après lui, François Mitterrand s’était inspiré de leurs séances privées pour son slogan de campagne présidentielle : « La force tranquille » et Zidane avait appliqué ses principes de rotation de nuque lors de son fameux ‘coup de boule’.

Difficile de confirmer ces informations : son parcours d’avant l’Hexagone reste flou. Il se pourrait qu’il ait été cette personne influente dans les coulisses, tout comme il aurait pu être un pousseur de métro, lassé d’entasser ses compatriotes dans une rame aux heures de pointe, un chef des yakuzas fugitif ou un acteur raté s’étant inventé une vie cosmopolite. 
Mais, au fil des années, il s’était forgé une telle réputation d’expert auprès des hauts-gradés que le monde se fichait de son réel curriculum vitae. 

– Bonjour Maître ! Merci de me recevoir ! lui dis-je, après une courbette respectueuse.
– Où est mon Hokusai ?
– Tenez. Même dans la version brouillon, le mouvement des vagues reste incroyable!

Passionné d’art et de littérature, le maître monnaie son savoir en échange d’œuvres nippones ou de livres de collection. Ainsi, pour un stage en Grande-Bretagne, il avait négocié 3 ouvrages de William Shakespeare édités en 1709 (au grand dam des judokas britanniques qui grillèrent quelques neurones durant la transaction).
Pour ma part, dû à mes finances anorexiques, j’avais tenté de reproduire un croquis de Hokusai, m’inspirant d’un tutoriel YouTube de 2 minutes sur les techniques des faussaires exposés au Louvre.
Il ne me restait plus qu’à le faire passer pour un original, acquis chez un antiquaire du Sablon et prier pour que ça passe : 

Croquis original du célèbre peintre Hokusai

Au bout de longues secondes d’analyse, Maître Kotodama se mouche dans mon estampe, sans se soucier de mon sort d’artiste déchue. Heureusement, j’avais préparé une boite de chocolat en plan B, qu’il m’arrache en déclarant:
– Bon retour à Bruxelles.

J’ai tout juste le temps de bloquer le mouvement de la porte avec la pointe de mes baskets.

– Attendez ! Je ferai les poubelles, la vaisselle, le nettoyage, la pédicure, votre pousse-pousse dans les rues de Montmartre… TOUT ! J’ai besoin de vos conseils !

Il réfléchit, tout en gobant deux pralines de sa boite dorée.

– Plus tard, j’irai m’entraîner au tir à l’arc. Es-tu prête à me servir de cible avec un radis sur le chignon ? 
– Évidemment ! dis-je, persuadée qu’il s’exprime en métaphores.

En guise d’invitation, le coach m’asperge de spray antiseptique sur le pallier et me tend deux pantoufles. Son salon est tapissé de calligraphies, de tableaux yamato-e et de photos d’époque. Un cliché en noir et blanc, de deux enfants en train de jouer, attire mon attention. Je jurerais reconnaître l’air sceptique du vieux maître dans le regard du garçon masqué tenant un arc en plastique. Mais personne n’est en mesure de confirmer les origines de Maître Kotodama, en dépit de son accent japonais (s’il n’a pas été monté de toutes pièces).

Après avoir noué sa longue chevelure, il coupe son tourne-disque en plein refrain de Poker Face. Il me verse ensuite un verre d’eau citronnée et s’assied en face de moi, son thé préféré toujours à proximité. Il me scanne de la tête aux pieds, sans révéler le fond de ses pensées. Je décide de briser le silence :

– Maître, me voilà enfin prête à devenir votre disciple. Quand pouvons-nous commencer nos entraînements ?
– Ne brûlons pas les étapes! D’abord, as-tu pensé à la tâche que je t’avais confiée?
– Oui, j’ai essayé de sortir de ma zone de confort et d’explorer d’autres facettes. Mais ça ne m’a menée nulle part!
– A quoi bon retrouver les tatamis si c’est pour rester la même judokate unidimensionnelle ?! Tout ceci m’indique que tu n’as fourni aucun effort!
– C’est faux! Je vous promets! J’ai fonctionné par élimination : les fauteuils de The Voice se sont enfoncés dans le sous-sol dès mes premières vocalises. Les Karadashian ont décliné ma demande d’adoption, elles m’ont sorti le classique : « It’s not you, it’s us. You deserve better ! », les malapprises ! Et j’ai été virée du casting de Koh-Lanta quand j’ai manqué de me noyer dans un bassin où nous avions pied…
– Hm. Je vois.

L’expert sort un cube à l’étiquette 2020 de son peignoir et le secoue jusqu’à ce qu’un post-it s’expulse d’une mince ouverture. Il me tend ensuite le papier avec l’inscription.

– Un blog! m’éxclamé-je.
– Ne te plains pas. Tu aurais pu hériter du podcast sur le brossage de dents en pleine conscience ou le yoga dans un champ de pissenlits avec des chèvres berbères… De plus, ça restera un bon lien entre ta pratique sportive et tout ce que tu as développé pendant ces 2 années à l’écart des tatamis.
– Mais par quel article commencer?
– Tout sauf une présentation de ton blog. Évitons le flop d’entrée.
– D’accord. Donc vous me suggérez un carnet de bord?
– NOOON!!! Surtout pas! Pour l’instant, ta vie est aussi passionnante que celle d’une huître de la côte belge.

Souligne-t-il, en sirotant une gorgée de thé, comme s’il venait de parler de la météo.

– Bon, je pourrais écrire sur des sujets d’actualité, des débats de société et des luttes du quotidien!
– Hm… Évite de t’aventurer sur ce terrain-là! Il sera difficile de convertir tes onomatopées en pensées raffinées.
– Et des fictions?
– Pour ça, il te faudrait de l’imagination.
– Dans ce cas, j’interrogerai des personnes hors du commun!
– Quand tu communiqueras avec autre chose que ton chat, on réfléchira l’option des interviews.
– Donc, si je comprends bien, je dois rédiger des articles sans évoquer ni la structure du blog, ni mon quotidien, ni les thèmes qui me touchent, ni les profils inspirants, ni des créations littéraires…
– Bravo! Excellente idée! Ce fil rouge te convient à merveille!
– Vous m’avez perdue.
– Tu seras « La Judokate qui écrit mais ne raconte rien »!

Le maître bondit sur son fauteuil, exalté.

– J’ai encore mieux! Plus subtil, « La Judokate qui écrit » tout court. Et l’absence de complément symbolisera le vide de tes propos!
– Très Japonais comme concept…
– En parlant de concepts japonais, il est l’heure de perfectionner ma précision. Grâce à moi, tu es désormais une judokate polyvalente. Je mérite ma contrepartie!

Il se dirige vers un coffre en bois près de sa bibliothèque et sort un arc-à-flèche traditionnel. Je suis soudainement envahie par des sueurs froides. Ravi de son effet, Maître Kotodama déclare:

– Suis-moi! Nous allons acheter des radis à l’épicerie du coin.

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