Défi de décembre: écriture d’un récit (part 1)

Ecrit par Lola Mansour

 Le Désespéré.

1

Le monde déraille! 
Entre ces Chinois qui nous envahissent sournoisement, ces Américains aux QI de hamburgers, ces Japonais qui décapitent avec politesse, ces Arabes apoplectiques pour des dessins de barbus, ces Africains qui provoquent le chaos sur nos routes, ces Français qui s’offusquent face à la moindre évolution civique, ces Indiens dont le sport d’équipe national consiste à violer dans les bus… Nous courons vers la catastrophe ! Non, je ne suis pas raciste : j’ai un bulldog anglais !
Ayant survécu jusqu’ici, en côtoyant un échantillon varié de nationalités, je m’estime en mesure de livrer un témoignage pertinent.

On sonne.

Je me lève péniblement, entendant chacune de mes vertèbres craquer comme une symphonie de tirs un jour de défilé militaire. Vu l’effort physique que ce geste requiert, la personne derrière la porte d’entrée a intérêt à m’annoncer que la Reine vient de m’anoblir !
J’entrouvre légèrement, laissant seulement dépasser la pointe de mon nez aquilin et une pantoufle à carreaux… Maudite journée !

– Bonjour Monsieur Esthébald ! Comment allez-vous ?
– Jusqu’ici, très bien.
– Désolé pour le boucan de cet après-midi. Marc et moi partons lundi à Hanoï, chercher Liam ! Nous avons donc organisé un « baby shower » pour célébrer cette merveilleuse arrivée ! N’aviez-vous pas reçu notre carton d’invitation ?
– J’ai certainement dû le confondre avec un tract publicitaire. 
– Ah. Pourtant, il s’agissait d’un dessin à l’aquarelle fait par Marc. Il nous en reste de réserve, je vais vous en descendre un autre !
– Pas nécessaire. Mais, bonne chance. Vous constaterez à quel point la vie de…pères se rapproche d’une condamnation à perpétuité.

Après un silence incommodant, mon voisin choisit d’interpréter mon avertissement comme une réplique humoristique. Il retrouve instantanément son sourire candide, effrayant de bienveillance.

– Merci Monsieur Esthébald ! Enfin, comme vous ne faisiez pas partie des festivités, je tenais à vous apporter un morceau de gâteau organique au sésame noir ainsi qu’un pop-cake végan, à base de graines de chia et de betterave. Ça vient du meilleur artisan du coin !
– Vous n’auriez pas dû, sincèrement.

Confondant ma profonde sincérité avec de la courtoisie, le futur père défiguré par la tendresse me tend ses atrocités.

– Mais c’est tout naturel, voyons ! J’espère que vous aimerez ! Passez une excellente fin de journée Monsieur Esthébald !
– Au revoir.

Aussitôt débarrassé de mon interlocuteur, je place le gâteau au teint carbonisé ainsi que l’autre confiserie, à l’appellation aussi étrange que l’aspect, dans la gamelle de George, mon compagnon britannique. 
Il ne manquait plus que ça dans l’immeuble : un nourrisson pleurant toute la journée en vietnamien ! 
Tandis que mon bulldog, exalté, se rue sur ses friandises haute-couture, je me renfonce dans mon fauteuil en cuir, laissant mes rotules libérer un son de feuilles d’automne écrasées.

Mon téléviseur continue à diffuser l’étape finale de la Flèche Wallonne. Les coureurs se trouvent à quarante kilomètres de la ligne d’arrivée. Si le peloton de tête avance comme s’il s’agissait d’une promenade de santé, certains participants à l’arrière pédalent péniblement, le visage déformé par des stigmates d’épuisement.
De toute façon, ils sont tous dopés ! Tout comme mon père, mon grand-père avant lui, ainsi que les milliers de téléspectateurs de ce sport culte, je cautionne l’hypocrisie véhiculée par les médias et encouragée par les sponsors fortunés. En bon chien pavlovien, j’applaudis « l’exploit » et fais mine d’être outré lorsqu’un contrôle positif est révélé par la presse. Ceux qui tirent les ficelles en sont conscients : la connaissance n’empêche pas l’inaction et le scandale n’est pas un obstacle au succès. On dénonce donc sans abolir, sachant que les différentes révélations deviendront des sujets de reportages diffusés sur les chaînes publiques. Après quelques débats, la nouvelle s’essoufflera et la routine reprendra son cours.
Le bicycle figure donc parmi ma courte liste d’intérêts, avec le tiercé et les mots croisés de mon quotidien de droite. 

Les histoires croustillantes, ce n’est pas chez moi qu’il faut venir les chercher ! La fouille promet d’être aussi fastidieuse que la visite de l’Atomium à Bruxelles. Je suis tout ce que notre ère a construit de plus banal!
J’ai grandi comme fils unique, auprès de géniteurs conformes au modèle parental: ma mère se montrant plus affectueuse que mon père, bien que je n’aie jamais souffert de manque d’attention. L’un gantier, l’autre infirmière, tous deux travailleurs honnêtes qui payaient leurs taxes, réglaient leurs factures dans les délais, tombaient rarement malades et destinaient leurs maigres économies aux futures études de leur progéniture. Des repas de famille où nous parlions essentiellement de météo, de politique, du tour de France et de mon avenir en tant que comptable. J’ai toujours mangé à ma faim, sans être gavé de pâtisseries hypercaloriques. Il m’est arrivé de recevoir des cadeaux de valeur, tel un vélo neuf ou un stylo haut de gamme, mais jamais d’accessoires inutiles distribués aux enfants capricieux.

La suite ne contient pas plus de reliefs : J’ai rencontré ma future épouse lors d’un bal universitaire. Une fille de bonne famille, cadette de sa fratrie, mince, catholique, éduquée, serviable et soignée. Sexuellement, elle fut la seconde femme que je connus. La première ayant été une voisine gothique qui, adolescents, me permettait de palper sa poitrine en échange de cigarettes, bières ou cosmétiques empruntés à mes parents. 
Notre amour vécut six mois, notre mariage dura quarante-neuf ans. La cohabitation se déroula dans une atmosphère sereine et convenue. Quand le calendrier l’exigeait, on se donnait l’illusion de raviver la flamme, le temps d’un dîner au restaurant ou d’un cinéma. Le reste du contrat, nous nous contentions de notre entente rarissime pour un couple de longue date. 
Durant notre vie commune, j’eus deux aventures brèves mais satisfaisantes, dont ma compagne se douta mais choisit d’ignorer. Elle, de son côté, expérimenta une histoire platonique d’un an avec le nouveau marchand de fruits du quartier. Toute la famille eut droit à une cure de vitamines C au cours de ces douze mois d’achats excessifs de kiwis, oranges, pamplemousses, mandarines, pommes et autres végétaux.
Notre complicité donna naissance à deux garçons, Samuel et Joshua. Des soupers à quatre, où les discussions tournaient autour des prévisions de la semaine, dernières élections, courses cyclistes ou futures carrières d’avocat et officier de nos héritiers. Occasionnellement, on s’accorda de longs week-ends en famille, dans des destinations accessibles en train ou en voiture. 
Les horloges ont poursuivi leur mouvement circulaire, les saisons se sont succédées et me voici aujourd’hui retraité, veuf, partageant mes repas congelés avec George, mon plus fidèle allié. 

Depuis le décès de leur mère, mes fils m’accordent des visites de courtoisie une à deux fois par mois. Je mourrai probablement dans les mêmes conditions de norme qui me dirigent depuis la naissance, c’est-à-dire dans mon fauteuil ou mon lit, alors que je penserai m’assoupir pour une sieste.
On ne retrouvera aucun mémoire révélateur, ni testament sur un passé regretté. Une transparence exemplaire qui, je l’espère, servira de modèle aux générations futures.
Ne sortez pas les mouchoirs trop tôt : mon heure est loin d’avoir sonné! Comme des mains de bûcheron endurcies par l’exigence du métier, je suis solide et résistant. Mes lendemains ne sont qu’une rassurante répétition des rituels de la veille.




2

La planète se porte mal ! 
Entre ces acteurs qui font fortune pour quelques larmes versées derrière une caméra, ces musiciens admirés parce qu’ils grattent trois cordes sur un morceau de bois, ces sportifs qui se pavanent sur le compte de l’état, ces humoristes ovationnés dès qu’il imitent un bruit de pet… En plus d’oser leur donner un statut de « travailleurs », on pousse le ridicule jusqu’à glorifier ces individus improductifs.
Non, je ne suis pas contre les loisirs: j’ai déjà glissé quinze centimes dans le gobelet d’un chanteur de rue ! J’estime simplement avoir signé un nombre suffisant de contrats pour pouvoir distinguer un véritable métier d’un racket de nos fonds publics.

George émet quelques aboiements rauques, me signalant qu’il est l’heure d’exposer au quartier son excellente digestion. Après une expiration plaintive, j’enfile mes bottes cuivrées, saisis mon parapluie verdâtre -dont le bout usé trahit l’utilité de canne- puis j’appelle l’ascenseur en compagnie de mon camarade essoufflé d’excitation. Misérable matinée !

– Monsieur Esthébald ! Quelle bonne surprise !
– Madame Prévot. 
– Comment allez-vous ? Cela fait longtemps que je ne vous avais pas croisé dans l’immeuble !
– Jusqu’ici, très bien.
– Coucou George !
– Il ne vous répondra pas : c’est un chien.
– En tous cas, il est toujours aussi bien portant !
– Vous aussi.

Au bout de quelques secondes silencieuses, la concierge confond cette observation objective avec un compliment. Ses sourcils se rehaussent aussitôt, animés par une vitalité insupportable. 

– Avez-vous entendu ce qu’il se passe chez les Gagnon ?
– Mon ouïe est de plus en plus limitée.

Fébrile à l’idée de me contaminer des derniers commérages du bâtiment, le sourire de la colporteuse s’élargit, mettant en évidence son bouton de fièvre.

– L’amant de madame Gagnon a emménagé dans l’appartement vendredi dernier ! Après de violentes disputes, elle a réalisé qu’elle ne parviendrait jamais à choisir entre les « deux hommes de sa vie »… Ils ont donc trouvé un compromis en acceptant de cohabiter.
– Encore une histoire de Québécois !
– En tous cas, ça a l’air de bien fonctionner comme trio… La dernière fois, l’un passait l’aspirateur, tandis que l’autre déchargeait les courses. Sacrée madame Gagnon !

Nous arrivons enfin au rez-de-chaussée. 
La bouffée d’oxygène apaise les brûlures dans mon crâne et mes vaisseaux sanguins retrouvent leur rythme de croisière. Avant de quitter le building, je vide ma boîte aux lettres de tous les flyers et publicités qui la polluent inutilement.

– Bonne promenade George !
– Son français courant n’a pas progressé depuis le cinquième étage.
– A bientôt Monsieur Esthébald ! Ravie de vous avoir revu !
– Au revoir.

Enfin débarrassé de l’infatigable pipelette, je songe encore quelques instants à Marie-Pierre Gagnon… Après tout, lorsqu’ils ne se sont pas entre-tués pour la religion, le pouvoir ou la fortune (belle brochette de tautologies!), nos ancêtres se sont battus pour la Liberté. Même celles qui se trompent ont la légitimité de vivre dans l’erreur.
Alors que je traverse vers le parc, le spectre de la voisine extravagante du premier s’évince progressivement de mes pensées.




3

La terre ne tourne plus rond !
Entre ces femmes présidentes, pilotes, maçons, rugbywomen, caporales, managers… Et ces hommes au foyer, puériculteurs, coiffeurs, secrétaires, sages-femmes, patineurs artistiques, ménagers. Pas besoin d’être devin pour savoir que ces inversions ne présagent rien de bon ! Non, je ne suis pas misogyne : mon épouse prenait toutes les décisions concernant les accessoires de cuisine.
J’ai simplement assisté à suffisamment de révoltes, émancipations et manifestations de dames aux cheveux en brosse pour déterminer les rôles les plus favorables au bon fonctionnement du système.

La bouilloire hurle dans la cuisine, je me dépêche d’éteindre le feu pour ne pas devenir acouphène. George, à l’affût du moindre déplacement, me poursuit dans l’espoir de récolter quelques miettes du garde-manger.
Alors que je prépare soigneusement mon thé et mes biscuits, les babines de mon compagnon effleurent mes pieds, en quête de victuailles. Quelques centilitres de bave dégoulinent sur mes talons, son souffle est de plus en plus haletant et ses groins de phacochère m’annoncent qu’il frôle l’arrêt cardiaque. Pris de pitié, je lui lance deux spéculoos, avant de retourner dans mon fauteuil pour savourer mon goûter. 

Une fois installé, je saisis « Le Réformateur » du jour, que je n’ai pas eu l’occasion de parcourir ce matin. Je survole les articles sur le confort des prisons locales, le coût de l’immigration, l’accroissement des chômeurs et les pertes financières causées par le Parti Socialiste…avant d’arriver aux mots croisés. Je saisis mon crayon. Hiérarchie. Chopin. Érable. Nil. Fuseau. Népotisme. Indigo. Fuji. ADN. Épistolaire. Safran. « Autoportrait de Gustave Courbet.» ? 
La sonnerie stridente de mon téléphone interrompt mes réflexions. Afin de m’épargner un redressement douloureux, j’opte pour une hyper-extension de mon bras gauche, m’écartelant de toutes mes forces jusqu’à atteindre l’appareil lumineux sur la table de salon. 

– Allô ?
– Bonjour Monsieur ! J’appelle pour un sondage au sujet des percolateurs. Auriez-vous cinq minutes à m’acc…

Sapristi !
N’existe-t-il plus d’éthique ?! Déranger les personnes vulnérables à leur domicile à des fins commerciales ! Heureusement, j’ai eu l’élégance de raccrocher au nez de cette mégère avant de la mitrailler du fond de mes pensées.
À peine posé, le fixe s’illumine à nouveau, accompagné de la même musique insupportable que j’ai entendue trop souvent ces septante-huit dernières années.

– Avez-vous conscience qu’à l’autre bout du fil, un être humain travaille ?! Pensez-vous qu’il est agréable pour moi d’appeler des vieux schnocks à longueur de journée, de les interroger sur leur consommation de café comme si le sujet me passionnait et rester aimable alors que je suis considérée comme une moins que rien !

Cette petite impertinente vient de commettre une grave erreur ! 

– Espèce de brosse à caca ! Pour qui est-ce que vous vous prenez ?! Avec un comportement pareil, je pourrais vous faire licencier en un claquement de doigts !
– Toutes les conversations sont enregistrées par la firme de toute façon. Ma place est déjà fichue à l’heure actuelle… Grâce à vous, je dormirai bientôt sur le trottoir !
– Vous vous êtes étalée sur ce trottoir de votre plein gré. Il vous suffisait de ne jamais me rappeler !
– Et vous, vous n’aviez qu’à répondre à cinq questions ! Ou, au moins, refuser poliment et me souhaiter une agréable journée. Était-ce trop compliqué ?
– Cherchez-vous à me faire culpabiliser ? Car cette émotion m’a quitté depuis la retraite ! 
– Vous avez raison. Comment espérer un minimum de décence de la part d’un individu qui manque de respect ?
– Manque de respect ? MANQUE DE RESPECT !!! VOUS êtes la personne qui ME dérangez alors que JE passais une après-midi paisible ! Je n’ai jamais demandé à ce que vous ayez accès à mes coordonnées au profit du marché du café ! Ce procédé devrait être condamnable !
– On est d’accord. Mais, en attendant, je dois bien payer mes factures !
– Vous n’aviez qu’à réfléchir deux fois avant de lâcher vos études pour consommer des drogues, fuguer avec vos copains délinquants et boire de l’alcool avant la majorité.
– J’ai un Bac+5 en conservation et restauration d’œuvres d’art. 
– Bon cerveau, mauvais choix mademoiselle.
– Bon choix, système de merde !
– Ce ne sera bientôt plus mon problème.
– Et vos enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants ? Quel monde allez-vous leur laisser ?
– Eh bien, je leur ai transmis ce que vos parents n’ont pas compr…

La conversation a de nouveau été interrompue, cette fois par l’hystérique à l’autre bout du fil. Elle qui me sermonnait parce que je ne lui avais pas laissé terminer son laïus commercial… C’est Léopold II qui se fout de Mao Zedong !
Au moins, à présent, j’aurai la paix. Je retourne à mon journal. Mon acolyte est étalé en plein milieu du parquet, les quatre pattes dirigées vers chaque coin du plafond, imperturbable malgré le ton qui a haussé.
Cape. Gîte. Pi. « Autoportrait de Gustave Courbet.» ?
De nouvelles sonneries retentissent dans la pièce, ne me laissant pas le temps de fouiller dans mes maigres connaissances artistiques. Pour la troisième fois, je décroche.
Bon sang !

– Nous avons été coupés automatiquement. Ils ont instauré des limites de temps pour les appels. Ensuite, le patron est arrivé en furie devant ma réplique de « bureau » et il m’a éjectée sur le champ. Il m’a à peine permis de saisir mes affaires avant de m’expulser de l’immeuble, le malappris! Heureusement, ma mémoire des numéros est infaillible.
– Jeune fille, il existe des centres spécialisés pour votre problème. Je ne suis pas psychiatre !
– Ça, il n’était pas nécessaire de le préciser.
– Qu’attendez-vous, au juste ?
– En ce moment, j’attends mon train. Je viens de le rater et le prochain n’arrive que dans une heure. J’ai donc profité d’une cabine téléphonique à côté de la gare pour terminer notre dialogue en bonne et due forme.
– Très bien : Adieu.
– En fait, je n’ai pas vraiment envie de rentrer chez moi…
– Seigneur! Il fallait que ça tombe sur moi !
– Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça…
– Moi non plus.
– C’était ma première journée officielle sous contrat…
– Une grande réussite.
– Et j’ai foiré… Complètement ! Virée pour faute grave en moins de vingt-quatre heures ! Ma vie est un échec. Je ne garde ni boulots, ni partenaires, ni appartements, ni même mon siamois qui s’est enfui chez la rouquine d’à côté!

Je lève les yeux au plafond, dépité. Janique, elle, aurait été enchantée de jouer au messie et orienter cette cinglée vers le droit chemin. Elle était philanthrope ma compagne disparue…
Soudainement, le souvenir de la mère de mes fils me submerge d’un élan de générosité. Je tente de consoler la maniaco-dépressive à l’autre bout du fil.

– Allons jeune fille, cessez ce mélodrame ! Vu le nombre de personnes à qui je raccroche au nez chaque semaine, je parie que les agences offrent encore des tonnes d’emplois.
– Alors vous, vous avez vraiment raté une carrière dans les ressources humaines !

Décidé à mettre un terme à ma conversation avec l’ingrate, mon doigt glisse pour la seconde fois vers le bouton rouge de l’appareil. Avant d’enfoncer la touche, mon regard se fige quelques instants sur ma grille de mots-croisés… BIEN SUR ! 

– Petite, pouvez-vous me citer un autoportrait de Gustave Courbet ?
– Pardon ?
– Cette question me semble à votre portée.
– Absolument ! Mais pourquoi me parlez-vous de Gustave Courbet maintenant ?
– Pourquoi pas ?
– Que me donnez-vous en échange ?

Non mais quel culot !

– Je retire ma plainte contre vous.
– Vous avez déposé une plainte ?
– Pas encore. Mais j’en ai l’intention, aussitôt que cet entretien sera terminé. Vous m’avez importuné trois fois en une demi-heure, pour rappel!
– Si ça vous avait réellement dérangé, nous ne serions déjà plus en ligne.
– Je n’attendais que ça : parsemer ma journée des caprices d’une gamine en crise d’adolescence tardive !
– Et moi, je rêvais de me faire licencier à cause d’un vieux grognon incapable de mener une conversation téléphonique !
– Ne revenons pas sur ce sujet, s’il vous plaît !
– Je vous réponds en échange d’une semaine de repas.
– Ça ne va pas la tête ?!
– J’ai dépensé mes dernières économies pour cet appel ! Et je doute que mon ex employeur me versera mes quelques heures de prestation…
– Je lui donnerais entièrement raison.
– S’il vous plaît, uniquement le temps de me trouver un nouveau gagne-pain!
– Je ne vous laisserais même pas approcher la gamelle de mon chien.
– Je ne suis pas difficile vous savez. De plus, il me reste deux boites de corn-flakes, donc le petit déjeuner ne serait même pas compris !
– JA-MAIS.

Mon interlocutrice finit par céder.

– Autoportrait au chien noir ? Le Moribond ?
– Onze lettres… Avec un article et un « p » en huitième position.
– Quoi ?! Tout ça pour un mot-croisé ! 
– Onze lettres.
– Facile : Le Désespéré. 

Je m’empresse de gribouiller la réponse.

– Ça rentre!
– Quelle ironie que vous soyez tombé sur cette peinture !
– Que voulez-vous dire ?
– Le destin a un sens de l’humour inouï.
– Vous voilà reconvertie en shaman maintenant !
– Vous êtes si drôle Monsieur Désespéré! D’ailleurs, moi, c’est Sonia.
– Je me fiche royalement de votre prénom.
– Bon, notre temps sera bientôt écoulé, j’ai glissé mes derniers centimes…Même si vous avez ruiné la mienne, je vous souhaite une belle fin de journée.

Au lieu d’éloigner l’appareil de mes oreilles, je le garde contre moi quelques secondes supplémentaires. Puis, à ma grande stupeur, mes lèvres gesticulent sans l’aval de mon cerveau.

– 132 Rue du Charpentier, cinquième étage. Les repas sont à midi et dix-huit heures précises. Je n’ouvre pas aux retardataires. Sept jours, pas plus. Je ne me répéterai pas.

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