Ecriture d’un récit suite (part 2)

Ecrit par Lola Mansour

4

Ce monde héberge des milliards de fous ! 
Entre ces mormons consanguins, ces juifs dont la cervelle est restée noyée dans la mer Rouge, ces bouddhistes endoctrinés par un obèse morbide, ces musulmans qui éternuent dans le sens de la Mecque, ces catholiques psychorigides, ces scientologues mal oxygénés, ces évangélistes épileptiques… Le Tout Puissant doit être une femme hystérique pour avoir créé de tels fidèles !
Non, je ne suis pas antireligieux : j’ai été baptisé dans un hurlement approbateur, j’engloutissais goulûment l’hostie du dimanche et j’ai poursuivi mon engagement spirituel jusqu’aux cadeaux de ma grande communion. Étant désormais à un âge où l’on conjugue plus au passé qu’au futur, je partage humblement mes idées d’être humain assagi, loin des fictions qui anesthésient nos neurones.

J’aligne minutieusement mes quatre conserves de raviolis sur le tapis de caisse. George, attaché à l’extérieur de l’épicerie, tremble, traumatisé par les crachats de pluie.
L’employée du magasin scanne les articles avec enthousiasme, reniflant toutes les trois secondes à cause de ses rhumes des foins chroniques. Avant mon tour, la quinquagénaire, habituée à mes rituels, me tend ses deux mains pour que je les asperge de mon spray antiseptique.

– Monsieur Esthébald ! Toujours fidèle à vos coutumes ! Comment allez-vous ce matin ?
– Tant que vous n’éternuez pas sur mes conserves, j’irai très bien.
– Tiens ? Double ration de raviolis! Accueillez-vous une invitée spéciale aujourd’hui ? Vous avez d’ailleurs le regard qui pétille !
– Mon regard est aussi pétillant que de l’eau de vos toilettes.

La simplette reste muette, laissant jouer le concerto de sa respiration encombrée et de sa gorge rauque. Ensuite, préférant accorder à mes remarques un second degré inexistant, l’irritante optimiste me sourit, puis elle procède au paiement.

– Tenez, un biscuit pour George ! Je vous souhaite une excellente journée Monsieur Esthébald . Au plaisir de vous revoir !
– Au revoir.

Dès que je tourne le dos, la caissière en profite pour déboucher ses narines, me faisant quitter les lieux comme un conquérant sous des sons de trompettes triomphants.
Dehors, mon camarade, trop heureux de me retrouver, gobe sa friandise sans la mâcher, oubliant son flegme héréditaire. Il hume ensuite mon sac plastique, fourrant sa tête à l’intérieur, avant de ressortir frustré de son exploration.

En traversant le parc qui mène à mon immeuble, je croise des élèves du secondaire en pleine leçon d’éducation physique. Tous portent le même short bleu et t-shirt trop large aux couleurs de leur établissement. Les jeunes se livrent à une initiation au base-ball, sous l’œil peu convaincu de leur professeur. Une discipline américaine… Quelle idée !
La partie semble figée : la communication sur le terrain paraît fastidieuse, les coups de sifflets sont fréquents, les étudiants peinent à atteindre leurs cônes et les glissades sur le gazon humide se multiplient. Ce tableau ressemble davantage à un poulailler flamand qu’à une confrontation sportive ! 
Qu’attendait cet enseignant à ses débuts ?! Lui qui rêvait sûrement de partager son amour pour l’activité physique et inspirer ces graines de sportifs à travers l’effort… Le voilà désormais en train d’improviser des promenades de santé pour des amibes! Cet homme, dont le chronomètre pend autour du cou, adoptant de nouvelles règles pour simplifier le jeu, l’a parfaitement réalisé. Son expression blasée, ses instructions monotones et sa panse à bière trahissent sa désillusion.
Je pousse la porte principale de mon bâtiment, fier d’avoir appris à mes fils la différence entre un divertissement ponctuel et une véritable vocation.




5

Onze heures cinquante-neuf.
Je fixe mon horloge, bercé par le tic-tac de son mécanisme. Tout est prêt. Avant de dresser, il a fallu dépoussiérer les saletés accumulées sur mes couverts supplémentaires. Je me demande encore ce qui m’a poussé, la veille, à inviter cette cinglée. Cela faisait longtemps que je ne m’étais plus posé de questions.
De toute façon, rien ne me garantit qu’elle viendra ! Au grand bonheur de George, qui bénéficiera d’une double ration de raviolis. Et, même si cette malheureuse se montre suffisamment culottée pour apparaître sur mon palier, je doute que mes horaires soient respectés. De nos jours, la ponctualité ne fait plus partie des mœurs ! Aujourd’hui, jeunes et retardataires sont devenus des synony… On sonne.

Ça alors! Les trois aiguilles sont alignées sur le douze ! Mon camarade, réveillé par l’alerte, me poursuit jusqu’au parlophone. Je déverrouille le rez-de-chaussée sans prendre la peine de décrocher, avant de m’installer sur mon fauteuil de souverain des lieux.

– Mon Dieu ! Vous paraissez encore plus déséquilibrée qu’au téléphone ! 

Le perroquet planté au milieu de mon salon reste figé, l’expression abrutie, démuni de sa logorrhée chronique. 
Mes yeux piquent, agressés par tant de couleurs vives condensées en une seule touffe de cheveux. Son coiffeur, daltonien et manchot, lui a rasé une partie du crâne, laissant l’autre moitié dans un chaos multicolore. Les métaux incrustés dans sa peau pourraient fournir une armurerie médiévale et les quelques graffitis, grossièrement dessinés sur son cou, accentuent ma migraine. Quel gâchis ! Un visage avec un tel potentiel saboté par tant de barbaries ! 
La jeune femme porte un pantalon troué, beaucoup trop large pour son corps menu et une chemise à carreaux délavée (dont le seul atout est de camoufler les caricatures gravées le long de ses bras). Pourquoi n’avais-je pas raccroché ce téléphone à temps?!

– Vous, en revanche, c’est incroyable comme vous auriez pu être peint à la ride près, uniquement sur base de votre voix ! 

George, ce traître, semble apprécier la présence de notre invitée qui s’est maintenant recroquevillée pour lui gratter le ventre. Après ces brêves présentations, j’incite la marginale à passer à table, en maître de maison exemplaire.

– Lavez-vous les mains, puis venez manger. Au moins, tant que des raviolis se trouveront dans votre clapet, j’aurai la paix.
– Ça m’a l’air délicieux ! Encore mille mercis pour ce repas !

Je n’en crois pas mes yeux. Ma convive rafle le contenu de son assiette comme un lutteur après une pesée! L’ogresse enchaîne les bouchées sans prendre la peine d’utiliser le couteau à sa disposition. Mon morfal de chien, à côté, passerait pour un membre de Buckingham Palace!
Tout à coup, ce comportement pathologique, en contradiction avec sa stature fragile, me met la puce à l’oreille.

– Je vous préviens : il est hors de question que vous vous fassiez vomir dans mes toilettes !

La gloutonne hurle de rire, la bouche débordante de pâtes.

– Tant que vos raviolis ne sont pas avariés, vos toilettes ne risquent rien! De toute façon, j’ai un estomac résistant. Rassurez-vous !
– Dans ce cas, cessez de vous ruer sur ce plat comme si nous étions en temps de guerre !
– Vous m’avez pourtant donné l’ordre de m’empiffrer jusqu’à ne plus pouvoir m’exprimer…
– Hier, au téléphone, vous ne sembliez pas aussi obéissante !
– Et vous, à l’autre bout du fil, ne paraissiez pas à ce point ouvert à la conversation.
– Finalement, dommage que vous n’ayez pas connu la guerre. Cela vous aurait appris l’humilité!

L’oiseau arc-en-ciel interrompt brutalement son gavage et enfonce sa fourchette dans l’assiette avec une telle violence que l’ustensile tient verticalement.

– Cela me rend folle : tous ces vieillards n’ayant jamais effleuré une arme, qui décrètent sans complexe que “les jeunes mériteraient de connaître la guerre”. Dites ça aux Afghanes, Syriens, Irakiennes ou Palestiniens… L’art et l’éducation devraient remplacer les munitions!
– Il ne manquait plus que ça : une hippie à ma table ! Comment ferait-on avancer notre économie sans le conflit ? Vos élans de solidarité sont, certes, attendrissants mais ils ne rapportent pas un centime à nos états dominants!
– L’humanité n’est-elle pas la richesse la plus sacrée ?
– Le système raffole de cette facette altruiste ! En réalité, vous ne faites qu’encourager sa perversité en lissant sa vitrine!
– Au contraire, les différentes luttes sociales et écologiques gagnent du terrain. Notre génération a choisi le changement!
– Pensez-vous avoir le choix?! Connaissez-vous la firme « Coca Cola » ?
– Quel rapport?
– Lorsqu’ils vous offrent la “liberté de choisir” entre le light, le zéro, le normal et la multitude de variétés exposées au nez du consommateur. Qui demeure gagnant, au terme de cette décision?
– L’acheteur qui sort du magasin avec de l’eau !
– Une eau provenant de la même multinationale, si vous remontez suffisamment dans la hiérarchie !
– Quelle alternative proposez-vous dans ce cas ?
– Résister et vous abreuver dans une rivière polluée par la marque. Ou accepter le monstre tel qu’il est, puis jouer avec les règles du jeu. Tout simplement.

Après quelques secondes suspectes, la jeune femme se redresse, débarrasse la table et vide les restes dans la gamelle de George, ravi de bénéficier d’un deuxième service.
Avant de quitter l’appartement, elle se tourne vers moi une dernière fois, plongeant son regard perçant dans le mien.

– Ma spécialité est de restaurer les œuvres abandonnées comme vous, Monsieur Désespéré. Nous avons du pain sur la planche mais je reste confiante. Encore merci pour le dîner ! Je reviendrai ce soir, à dix-huit heures précises. 

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