Écriture d’un récit fin (part 7)

Ecrit par Lola Mansour

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Un sifflement constant parasite mes tympans. Difficile d’affirmer si ce bruit existe réellement ou si les sons stridents de l’appareil de sécurité m’ont rendu acouphène. Mes membres sont engourdis et je ne parviens pas encore à prendre les commandes de mon corps. Ma vision, aussi troublée que mes autres sens, aperçoit une ombre, à quelques mètres, ou millimètres, ou kilomètres, impossible à savoir.
Progressivement, certains éléments me reviennent, comme des morceaux de puzzle que mon cerveau tente péniblement de rassembler : les voisins, l’appel téléphonique, les raviolis, les mots croisés, les soupers, le whiskey, Samuel, l’exposition, les tableaux, les gardes, la fille… LA FILLE ! Désormais, ma seule préoccupation concerne le sort de la jeune fille. 

Fichtre! J’ai dû avoir un sacré moment d’absence après notre arrestation. Figé en position assise, je bouge légèrement mes orteils et mes doigts. Suis-je dans un hôpital ? Au poste de police ? Dans une cellule?

– Monsieur Esthébald ? M’entendez-vous ?

Je reconnais cette voix… 
Petit à petit, les pixels autour de moi se clarifient. A la vue des ornements et tapisseries qui m’entourent, je parviens à identifier le Musée Royal. Mais je me trouve dans une pièce à l’écart. Peut-être un bureau? Je suis enfoncé dans un immense siège noir dont la modernité contraste avec le reste du mobilier. Mes bras sont attachés aux accoudoirs et une ceinture me retient au dossier. Me voilà captif dans une geôle de luxe. Bon sang !

– Monsieur Esthébald ?

Les traits de l’homme à la voix cristalline deviennent de plus en plus nets.

– Docteur Muller ! 
– Ravi de vous revoir parmi nous Mr Esthébald. Vu la véhémence avec laquelle vous protestiez, il a fallu vous injecter une sacrée dose de tranquillisants cette fois-ci.
– Comment ? Mais de quel droit ?! Docteur, l’heure est grave ! Ce sont ces néonazis camouflés en gardes de sécurité qu’il faut ligoter! Ils nous ont traités de manière infâme !
– Vous ?
– Enfin, surtout la petite! Mes privilèges m’ont permis un traitement nettement plus clément.
– Je vois…
– En tous cas, elle n’y est pour RIEN ! J’assume l’entière responsabilité du vol! Elle n’a rien fait, c’est moi qui l’ai menacée! Je paierai le nécessaire avec mes économies d’obsèques. Si vous saviez comme elle a été maltraitée, la malheureuse ! Je compte porter plainte ! D’ailleurs, où est la gamine ? L’avez-vous sauvée des griffes du sauvage ?!
– Justement, à ce propos, j’ai eu un appel inquiet de votre fils avant-hier.
– Le rabat-joie ! Il est jaloux de voir son géniteur accorder un peu d’attention à la sœur qu’il n’aura jamais. Je l’avais bien dit à Janique, que nous gâtions trop notre premier né ! 
– Au contraire, Samuel a eu raison de s’alarmer.
– Sapristi ! Vous êtes de mèche ! Vous ne la connaissez même pas ! Comment osez-vous porter de tels jugements ?! Surtout de la part d’un docteur comme vous!
-Laissez-moi deviner: Sonia est une jeune femme de moins de 25 ans, très maigre, cheveux arc-en-ciel, tatouages, toujours vêtue de vêtements amples, anticonformiste, impulsive et elle a un appétit d’ogresse. Vous l’avez rencontrée grâce à un appel commercial qui s’est terminé par une invitation à votre table. Votre chien l’adore, même si vous passez vos repas à vous chamailler.

Sa description me laisse bouche bée. Comment peut-il être au courant de tant de détails ? Je suis pourtant certain de ne jamais avoir mentionné mon invitée à qui que ce soit.

– Puisque vous la connaissez si bien, allez rassurer mes enfants sur le bon fond de mon amie. Maintenant, cessons de perdre du temps avec ces broutilles et arrêtons les véritables truands ! Des individus dangereux se trouvent en liberté! Malgré mon âge avancé, je suis en mesure d’identifier ces rustres.
– Monsieur Esthébald, je n’ai pas terminé. Après la mort de votre épouse, vous avez commencé à développer certains troubles psychiques sévères. Votre cerveau a créé le personnage d’une rebelle, qui chérit toutes les valeurs contraires à votre éducation. Des principes étouffés que vous n’avez cessé de refouler.
– Comment ?! 
– Au début, il s’agissait de discussions téléphoniques ponctuelles et inoffensives. Puis, progressivement, cette fille a pris une forme de plus en plus concrète, influençable et extrémiste. À chaque apparition, vos symptômes s’empiraient… Jusqu’aux trois dernières fois où vous avez fini par tenter de piller des musées. D’abord Modigliani, ensuite Magritte et aujourd’hui, Courbet.
– Foutaises ! Cessez de me manipuler ! Vous complotez avec la police pour que j’abandonne mes accusations! Pseudo médecin corrompu par les forces de l’ordre ! 
– Calmez-vous, Mr Esthébald. L’année passée, je vous avais prescrit un traitement expérimental pour stabiliser votre état et jusqu’ici, les effets étaient remarquables. Vous avez passé huit mois paisibles, sans aucune manifestation de Sonia. 

Chaque mot prononcé par cet homme grisonnant me heurte comme un crochet de Mike Tyson. 
Même si je ne crois pas une seule absurdité sortant de cette langue de vipère, je ne peux m’empêcher de retenir des larmes. Moi qui me pensais incapable de pleurer depuis ma première chute à vélo !

– Il y a deux jours, Samuel m’a appelé en panique après une visite chez vous. Vous lui aviez parlé d’art et de votre “invitée”. Il avait ensuite remarqué vos flacons encore remplis de gélules sur votre table de chevet. Sur le moment, il n’a pas osé vous bousculer mais il m’a immédiatement alerté de votre rechute potentielle. 

Soudain, une lueur d’espoir. Me voilà sauvé ! À part George, il existe un autre témoin capable de confirmer l’existence de la marginale et ridiculiser ce scientifique de fancy-fairs.

– Impossible ! La concierge a vu la gamine de ses propres yeux. Elle lui a même ouvert la porte de mon appartement hier midi. Demandez-lui !
– Mme Prévot avait été envoyée par votre fils pour s’assurer de votre état. Après sa vérification, elle nous a confié qu’elle vous avait entendu vociférer tout seul dès que vous lui aviez claqué la porte au nez.
– Mais de quel droit écoute-t-elle aux portes?! Ce furet rabougri qui se prend pour une espionne du KGB! C’est de la délation !
– Allons Mr Esthébald, ne soyez pas aussi dur envers cette dame si bienveillante à votre égard.

Mon médecin retourne alors l’écran d’ordinateur posé sur le bureau, de manière à ce que je puisse voir une vidéo de surveillance.

– Monsieur, vous êtes venu ici tout seul. Vous êtes entré gratuitement grâce à votre statut de senior. Et un seul membre de la sécurité vous a neutralisé sans violence. Regardez.

À ma grande stupeur, mes souvenirs, très lucides, sont parfaitement retranscrits… À l’exception d’un détail : je suis seul. Seul à l’entrée, seul dans les allées, seul à contempler les œuvres de Courbet, seul à bavarder, seul devant « Le Désespéré », seul à cambrioler, seul à m’offusquer, seul confronté au seul garde. SEUL ! 
Le sol tremble. Si je n’étais pas attaché, je tomberais de ma chaise.

– Sapristi !
– Grâce aux arguments convaincants de votre fils, la responsable du musée a accepté de retirer sa plainte à votre encontre. Le gardien de sécurité ne semble pas rancunier non plus des noms d’oiseau dont vous l’avez baptisé. 
– Je suis tellement confus…
– Par chance, vous voilà tiré d’affaire. Une fois de plus ! Mais si vous tenez à maintenir votre autonomie avec votre chien, vous ne pouvez plus vous permettre de faux pas. Sinon, nous devrons vous envoyer dans un centre spécialisé avec une surveillance plus assidue et qui n’accepte pas les animaux de compagnie.
– Bon sang ! Je ne suis pas fou ! Ma place n’est pas à l’asile !!!
– Monsieur Esthébald, il est indispensable que vous continuiez à soigner votre schizophrénie. Vous avez réagi de manière très positive aux médicaments, ce qui n’est pas le cas de tous les patients. Tant que vous suivrez votre traitement, vous ne nous donnerez aucune raison de vous interner.
– Cela signifie que la môme disparaîtra ? Je ne la reverrai plus ?
– Vous pourrez vivre des jours sereins, sans symptômes.
– Entendu.

En signe d’approbation, le Dr. Muller me délie délicatement et m’aide à me redresser. Nous nous livrons à une poignée de main solennelle, de deux hommes respectables qui s’échangent leur parole d’honneur.

– Nous nous reverrons bientôt, Monsieur Esthébald. En attendant, reposez-vous. Cette dernière semaine pleine d’émotions et de rebondissements a dû vous épuiser. Votre fils vous attend dehors, il vous conduira chez vous. Et surtout, n’oubliez pas les pilules !
– Au revoir.







15

Ce Grand Tableau a perdu toutes ses couleurs !
Entre ces dépressifs en hibernation constante, ces bipolaires dans leurs montagnes russes, ces “burn-out” à la mode, ces malades mentaux réfugiés dans leur lâcheté, ces angoissés chroniques dont les tensions provoquent des crampes à leurs voisins, ces hypocondriaques qui monopolisent les rendez-vous médicaux… Nous nous trouvons à l’âge d’or des compagnies pharmaceutiques et de la psychiatrie !
Non, je ne suis pas « psychophobique » : jusqu’à la semaine dernière, j’étais encore schizophrène.
Ayant survécu jusqu’ici, en côtoyant un échantillon varié de névrosés, je m’estime aujourd’hui, en mesure de livrer un témoignage pertinent.

Le nourrisson bridé d’à côté est arrivé. Il berce l’immeuble entier de ses pleurs nasillards depuis six heures ce matin. Emmanuel et Marc semblent exténués. Au moins, durant les dix-huit prochaines années, ils ne m’embêteront plus avec leurs dessins puérils et desserts abjects. Bon débarras ! 
George, bien meilleur que moi en relations publiques, m’a forcé à leur apporter un cadeau de bienvenue. J’ai donc saisi la figurine gratuite de Napoléon Ier, reçue avec Le Réformateur à l’occasion de leur édition spéciale sur la Bataille de Waterloo. A court de papier cadeau depuis le dix-huitième anniversaire de mon cadet, je l’ai emballée dans un aluminium. Les nouveaux pères étaient tellement touchés par mon geste qu’ils m’ont proposé de porter leur rejeton. Bien entendu, j’ai répondu « non, merci. » et j’ai tourné les talons, éclairé par leurs sourires lumineux qui me servaient de lampes torches dans ce couloir obscur.

Je m’assieds péniblement, entendant chacune de mes vertèbres craquer comme des feux d’artifices saccadés un soir de nouvel an chinois. 
Mon téléviseur affiche le départ du Tour de Flandres. Certains coureurs, partis en trombe, s’échappent du peloton comme s’il s’agissait d’un décrassage. Tandis que d’autres, découragés par la cadence, pédalent péniblement, le visage décomposé par un échec aussi écrasant. De toute façon, ils sont tous dopés. Ce n’est plus un secret!
J’observe la peinture de l’horrible chat persan, accrochée au mur. Il s’agissait d’un cadeau de consolation de mes fils, déniché lors du vide grenier du quartier. Un matou iranien, quelle idée ! J’espère que l’ancien propriétaire leur a offert une belle somme pour s’en débarrasser.
À part son regard vif et ses touffes de poils hirsutes, il semble bien loin du “Désespéré” de Gustave Courbet. D’ailleurs, mon bulldog le déteste! Il ne cesse de lui grogner dessus, laissant de côté sa politesse culturelle. Que voulez-vous, les Anglais sont racistes! 


Midi pile, c’est l’heure de mon médicament.
Le Dr. Muller m’a dit de le prendre deux fois par jour, avec les repas du midi et du soir. George est assis à mes pieds, sa grosse tête de sanglier posée sur mon fauteuil. Il me regarde avec insistance, pendant que des marées de bave dégoulinent entre mes cuisses. Je secoue mon flacon de gélules devant son nez aplati.

– Eh oui, camarade, les cendres de la casse-pieds se trouvent dans cette fiole.

C’est donc à cela que ressemblera mon quotidien.
Je tourne délicatement la bouteille sur elle-même, observant longuement les petites pastilles qui bougent au ralenti. Fidèle au rituel, mon acolyte pousse un hurlement plaintif, comme s’il avait aussi besoin de faire son deuil. Car c’est bien l’amertume d’un deuil qui règne dans cet appartement depuis l’escapade au Musée Royal…
J’ouvre et referme le capuchon, perdu dans mes réflexions.

Avant d’avaler mon traitement, je me lève dans un ultime effort, laissant mes rotules libérer un son de papier bulle éclaté.
Une fois à la salle de bains, je m’approche des toilettes et je vide le contenu du flacon, jusqu’au dernier comprimé. Jubilant intérieurement, comme quand j’annonçai à mes fils que le père noël n’existait pas, j’enfonce le bouton de la chasse. Quelle jouissance de me débarrasser de ce poison chimique, voué à faire de mon existence une pomme fade ! 

De retour au salon, je gratte le ventre dodu de mon compagnon exalté et je saisis mon mot-croisé du jour. Avant de remplir les cases blanches, je me tourne vers mon téléphone fixe, silencieux à l’extrême gauche de la pièce. Une ébauche de sourire se forme sur mon visage ridé.

– À bientôt Sonia.

FIN

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