Écriture d’un récit suite (part 6)

Ecrit par Lola Mansour

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Ce souk global ne présage rien de bon! Entre ces transports envahis d’allochtones, ces enfants rois qui s’accaparent la place publique, ces femmes qui parlent fort, ces mendiants décomplexés, ces invalides qui bloquent la circulation, ces vieillards en manque de dialogue, ces étudiants greffés à leur écran, ces poussettes qui monopolisent tout un wagon, ces écologistes qui utilisent des déodorants inefficaces… Pas étonnant que les décents citoyens, comme moi, se bousculent pour leur Grand Départ ! Bon débarras!

Nous voilà enfin arrivés à la station du musée, après dix minutes de trajet qui m’ont parues éternelles. Exceptionnellement, George est resté seul à l’appartement. Au lieu de me râler dessus avec sa tête de cochon trahi, il aurait pu me remercier de lui avoir épargné cette fourmilière infernale!
Suivant les indications de sortie comme deux scouts en course d’orientation, nous traversons un dernier couloir occupé par une horde de sans-abris.

– Quelle honte ! grommelé-je. 
– Vraiment ! Une telle précarité dans une métropole si développée me dégoûte. N’est-ce pas la démonstration d’une société malade ?
– Mais de quoi parlez-vous ?! Quelle honte de les laisser traîner là, sous nos yeux ! La sécurité devrait se charger de les évacuer.

La crête arc-en-ciel de la jeune femme se dresse d’effarement.

– Alors vous, vous êtes quand même incroyable ! À chaque fois que vous effectuez un pas de fourmi vers le progrès, vous ne tardez jamais à pulvériser l’indice d’amélioration avec un commentaire d’une atrocité sans précédent !
– Je ne suis pas responsable de vos interprétations erronées.
– La notion d’espaces PUBLICS perd tout son sens si nous devons absolument payer ou posséder de l’argent pour pouvoir les fréquenter. Le jour où la mendicité deviendra illégale, nous vivrons dans un monde d’esclaves !
– Pensez-vous aux travailleurs qui cotisent au quotidien pour ces espaces communs ?! Eux seuls méritent de profiter du fruit de leur sueur, sans avoir à culpabiliser pour cette déchéance humaine dont ils ne sont pas responsables.
– À force de détourner le regard, nous participons à cette misère autour de nous.
– Dans la vie, on obtient ce qu’on mérite!
– Heureusement, votre cinéma n’est autre que de la provocation gratuite d’un vieux Gripsou n’ayant pas pris sa bouffée d’oxygène depuis trop longtemps !
– Comment en êtes-vous si formelle?
– Je vous connais.
– Comme disait ma mère: avant d’affirmer que l’on connaît une personne, il faut au moins avoir consommé un kilo de sel en sa compagnie!
– Est-ce une future invitation à votre table ?
– Certainement pas! J’attends ce dernier jour depuis le début de la semaine.
– Avez-vous quelques pièces pour cette dame près de l’escalier ?
– Vous ne lâchez donc jamais le morceau…

Je fouille péniblement dans les poches trouées de mon pantalon et glisse mes maigres trouvailles dans le gobelet de la SDF. Ne supportant pas sa gratitude, je rectifie le tir aussitôt en pointant du doigt ma voisine.

– C’est ce perroquet infernal qu’il faut remercier. Croyez-moi, je n’y suis pour rien !

En guise de réponse, la misérable s’éloigne de moi et ramène ses genoux contre sa poitrine en signe de repli. A quelques mètres de la scène, mon accompagnatrice se tord de rire avant d’ajouter entre deux gloussements :

– Elle n’a pas l’air de saisir ce que vous lui racontez! Elle doit certainement penser que vous êtes un proxénète en plein recrutement. Filons à l’exposition avant que vous ne la traumatisiez davantage !






13

La Galerie Royale tient toutes ses promesses de noblesse. 
L’architecture «baroque» -terme que ma guide vient de me souffler-, aux façades en relief, entrées gigantesques ornées de sculptures et plafonds lustrés, nous fait perdre toute notion du temps. Me voilà égaré dans ce temple de l’art.
Nous nous promenons le long des allées, sans que je ne comprenne l’intérêt des dessins exposés. «Jo, la belle irlandaise». «La Femme nue couchée». «L’Après-dinée à Ornans». Nous glissons de toile en toile mais les subtilités des images m’échappent. «Les Casseurs de pierres». «Un Enterrement à Ornans». «Le Chêne de Flagey». Nous nous arrêtons plus ou moins longtemps devant les œuvres, elle en extase et moi, blasé. «La Vague». «Mer Calme». Autant d’angles qui m’échappent… «Les Bas blancs». «La Forêt en automne». «Le Renard dans la neige». …Et de provocation gratuite. «L’Origine du monde». Puis vient le tour des autoportraits. «L’Homme blessé». «Le Violoncelliste». «L’Homme à la pipe». 

Mon escorte est une encyclopédie vivante de toutes ces peintures abritant des univers auxquels je n’ai pas accès. Telle une sirène dans son milieu naturel, elle me parle de traits subtils, de jeux d’ombres, de superposition de couches, de dimensions inédites, de figures allégoriques, de paradoxes, d’influences romantiques, de transgression… Et je me contente de la suivre comme un chat de gouttière qui se débat dans sa bassine.
Puis, j’aperçois cette toile. Incroyablement proche de la photographie, à la fois sombre et éclairée, représentant un homme au visage blafard. Il nous fixe de son regard perçant et ses mains crispées s’arrachent les cheveux. Une fois de plus, ce tableau ne m’évoque rien mais pour des raisons obscures, je ne peux m’en défaire. 

– Votre portrait vous plaît ?
– J’étais plus beau que ça dans ma jeunesse.
– Vous n’avez pas si mal vieilli. De l’extérieur, du moins !
– Sonia, je pense que cette peinture serait parfaite pour mon salon!
– Vous voulez ce tableau ?
– Pensez-vous qu’il existe des répliques abordables?
– A mon avis, seul l’original est digne de votre living.
– Bon sang ! Avez-vous oublié que je ne suis ni multi milliardaire, ni la Reine d’Angleterre ?!
– Oh, il s’agit d’une œuvre protégée, l’argent ou le pouvoir n’y changeront rien. Vous avez autant de chance qu’Elizabeth II ou Jeff Bezos d’être propriétaire de ce trésor. 
– Votre logique m’exaspère.

Après un bref coup d’œil de chaque côté, la rebelle, soudainement animée par une nouvelle lueur, s’avance vers le cadre. Elle enjambe le cordage séparant les visiteurs des pièces exposées.

– Qu’est-ce que vous fabriquez ?
– Cet autoportrait vous appartient !
– Ne me dites pas que vous songez sérieusement à cambrioler ce musée en pleine journée, pauvre folle !
– Personne ne nous surveille! Les gardes sont focalisés sur les touristes chinois à l’extrême droite et la famille roumaine du côté des paysages. Regardez !

En effet, la voie est entièrement libre en ce moment. Le rythme de mon pouls s’accélère.

– Fichtre! Si c’est une mauvaise blague, je vous prie d’arrêter immédiatement !
– Je connais l’endroit par cœur, je saurai exactement quelles sorties emprunter. C’est moins risqué que vous ne le pensez !
– Est-ce une forme de chantage ? Cherchez-vous à obtenir d’autres repas ?
– Non, j’ai suffisamment abusé de votre bonté. Je veux vous offrir cette toile en remerciement.
– Allez au diable avec vos remerciements!!!
– Vous l’avez reconnu vous-même, ce tableau vous convient parfaitement.
– Un mois ? Un an ? Même le petit déjeuner si vous y tenez !
– Faites-moi confiance pour une fois!
– Je ne veux pas finir mes jours dans une cellule ! 
– Moi non plus! Écoutez, plus nous agirons naturellement, plus l’opération sera simple.
– Revenez immédiatement!
– Tout va bien se passer.

La démente pose ses mains fragiles sur chaque longueur du cadre, prenant soin de ne pas abîmer son contenu. Elle se trouve désormais nez-à-nez avec Le Désespéré de Courbet, m’offrant la vision de deux profils fondamentalement opposés: l’un fictif, l’autre réel. Paradoxalement, le fictif semble bien plus ancré dans la réalité. La réelle, quant à elle, plane dans un monde idéal régi par ses propres lois. Je trouverais cette scène ironique si je n’étais pas au bord de l’infarctus. 
J’ai beau supplier la future hors-la-loi, elle ne m’entend plus. Elle procède à une dernière vérification du périmètre avant de décrocher délicatement l’œuvre de son foyer d’origine. Ses gestes, sûrs et minutieux, dévoilent toute son expertise dans le traitement d’une toile de maître.

– Vous voyez ? On ne s’attend tellement pas à un vol aussi grossier que la manœuvre s’avère grotesque. Maintenant, allons accrocher ce bijou dans son foyer légitime.

Sonia se tourne dans ma direction, impatiente de me rejoindre. 
À l’instant où elle franchit la limite symbolique, située à deux mètres de la toile, une alarme se déclenche dans tout le bâtiment. 
Les hauts plafonds et vastes espaces amplifient la résonnance des sons, ma boîte crânienne est au bord de l’explosion. À constater le visage décomposé de ma partenaire de crime, elle n’avait pas anticipé une telle situation. Quelle erreur de débutante ! 

Les Chinois sont aplatis au sol de terreur et la famille de gitans lève les bras, habitués à être présumés coupables. Dans l’hystérie générale, je parviens à m’approcher de la crétine pétrifiée, désormais démunie de son aplomb habituel. Je tente de la rassurer.

– Donnez-moi cette peinture et fuyez.
– Quoi ?!
– La police sera plus clémente avec un vieux sénile qu’une hippie vivant dans la précarité.
– Mais vous n’y êtes pour rien ! Je voulais tellement vous faire plaisir… Comme d’habitude, je n’en ai fait qu’à ma tête !
– Taisez-vous ! On n’a plus le temps pour les mièvreries. Tendez-moi ce fichu tableau!
– Non ! J’ai foiré, j’assume !

Voyant les gardes de sécurité s’approcher de nous, je lui arrache la toile des mains avec une vigueur que je pensais disparue depuis mes cours de gym au lycée. Ma complice n’ose pas retenir l’autoportrait de peur de l’abîmer dans nos chamailleries.

– Tout ira bien Sonia. Maintenant, éloignez-vous de moi !

Hélas, les deux molosses, bâtis comme des bodybuilders, se trouvent déjà à notre niveau.
L’un s’empare de l’objet volé, avant de me plaquer contre le mur. Pendant ce temps, l’autre, nettement plus brutal, projette mon amie au sol sans chercher le dialogue. Malmenée par l’armoire à glace, elle tente de se débattre malgré sa stature rachitique. Mais son agresseur décide la traîner par le bras dans une salle privée, loin des regards, laissant échapper quelques coups de pieds dans le déplacement.
Je suis outré devant une telle violence. Les grosses mains du garde posées sur mon dos m’empêchent de gesticuler. Malgré la puissance de l’alarme, toujours en pleine performance d’opéra, je m’arrange pour pousser un hurlement encore plus strident.

– Gros macaque écervelé ! Qu’attendez-vous pour rappeler votre collègue à l’ordre ?!?! Vous avez bien vu que la fille allait coopérer ! C’est de l’abus de pouvoir ! Quelle honte ! Vous n’allez pas vous en tirer aussi facilement ! L’un de mes fils est avocat, l’autre est à l’armée. Je vous poursuivrai jusqu’à ce que vous ne puissiez plus jamais travailler de votre vie !

Le gorille m’ignore, comme si la scène de barbarie à laquelle nous venions d’assister était un protocole ordinaire. Comment peut-il rester impassible face à de tels écarts de conduite? L’ordure ! 
Dieu sait quel genre de correction la jeune femme est en train de subir en ce moment, seule avec l’homme des cavernes. Les dernières images de mon amie sans défense me donnent la nausée. Mon impuissance est insoutenable. Quelle idée de m’être rendu à cette exposition de malheur ! Je déteste l’art!!!!
Même si cela ne change rien, je continue à insulter le mastodonte dont le bras en acier ne décolle plus de mes vertèbres usées.

– Pourriture ! Vendu ! Psychopathe ! Vermine ! Gueux ! Hémorroïde ! Poil incarné ! Pâté pour chats ! Lait de yack ! Tas de bile !

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