Écriture d’un récit (part 5)

Ecrit par Lola Mansour

10

Je suis tellement concentré sur mon mot-croisé que j’en oublie de maudire la société.
Après avoir survolé les articles sur les subsides déployés pour les migrants aux dépens de nos SDF, les aides sociales qui ruinent la nation, le laxisme chez les femmes de ménage et la nécessité d’imposer des examens d’entrée dans nos universités… Je me suis plongé dans les grilles de mon divertissement quotidien.
Écuyer. Schopenhauer. Quiche. SésameContingent. Violoncelle. PicGirofle. EddyMerckx. Pivert. « Première navigatrice à avoir traversé l’Atlantique Nord en solitaire » 
Décidément, ils ne savent plus quoi inventer ! Même les passe-temps de journaux sont désormais soumis à leurs quotas de genre qui viennent gâcher le plaisir du joueur!

Bercé par les ronflements du British avachi dans son coin du salon, je savoure mon thé à la camomille en fixant le mur en face de moi. J’ai arrêté de compter les heures accumulées à contempler ce tas de plâtre dans ma ligne de mire. Peut-être lui faudrait-il un agrément ? Une décoration ? Un tableau ?
On sonne. 
Déjà ?! Il est à peine 17H13. George s’est également saisi. Il me toise d’un air accusateur, me reprochant de ne pas l’avoir préparé à cette visite prématurée. J’ouvre mécaniquement à la névrosée, me jurant de lui claquer la porte au nez si elle n’a pas une excuse valable pour justifier son avance.

– Salut Pa !

Samuel, mon fils aîné, me serre la main puis s’assied sur le fauteuil à côté du mien. Nous les avions achetés en même temps, durant les soldes d’été, mais contrairement à mon sofa ratatiné, son binôme est resté quasi neuf. 
Comme à chaque visite mensuelle, il me bombarde de questions.

– Tu vas bien ?
– Ça doit. 
– Quelles sont les prévisions de cette semaine ?
– Temps mitigé.
– As-tu suivi la Flèche Wallonne ? Les outsiders cartonnent !
– Vive le dopage démocratique.
– As-tu entendu parler de la polémique avec notre Ministre de l’Intérieur ?
– Des détournements de fonds, pas étonnant de la part d’un socialiste.

Après avoir fait le tour de nos sujets préférés, il se lève et file vers la cuisine pour remplir mes armoires de quelques conserves. George s’empresse de le rejoindre, prêt à aspirer n’importe quel aliment du garde-manger qui tomberait à son niveau.

– Pa ?
– Quoi ?
– Est-ce que Joshua était ici récemment ?
– Non. Il viendra le mois prochain.
– As-tu accueilli des invités? Tu as plus de vaisselle que d’habitude…

Préférant lui épargner les détails de mes arrangements avec la gamine, je choisis de romancer notre rencontre.

– Oui, j’ai invité une pauvre à venir manger durant la semaine.
– Une “pauvre” ?!
– Travailles-tu pour les services de renseignement maintenant ? Les juridictions ne te suffisent plus?!
– Je comprends mieux pourquoi tu m’as ouvert sans vérifier! Tu pensais que j’étais la…personne? C’est complètement inconscient ! Qui est-ce ? Tu l’accueilles depuis combien de temps ?

Bon sang!

– Si tu veux tout savoir, il s’agit d’une jeune fille, certes très dérangée, mais absolument inoffensive.
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Sonia. Tu es pire que l’inquisition!
– Mais enfin papa, ce sont des questions légitimes ! Un vieillard isolé est une proie idéale pour les personnes mal intentionnées !
– Écoute-moi bien Samuel, je ne t’ai pas donné la vie pour que tu m’infantilises de la sorte ! Je suis ton père et tu me dois le respect. De grâce, laisse-moi mener mes repas comme bon me semble !
– Très bien. J’attendrai avec toi son arrivée, puis seulement je m’en irai.
– Ça tombe à pic, elle ne devrait plus tarder. Tu verras comme tu te sentiras ridicule quand tu constateras le « danger » auquel je m’expose. Tête de mule!
– J’ai hâte.

Les minutes défilent. George campe devant la porte d’entrée dans l’attente de sa complice en retard. Mon fils et moi, qui avons épuisé notre liste de sujets, sommes désormais à court de conversation. 
D’habitude, nos centres d’intérêts communs suffisent pour couvrir une demi-heure de discussion, soit le temps moyen de ses visites. Maintenant que ce délai est largement dépassé, malgré certains thèmes tirés en longueur, un silence inconfortable s’est installé dans la pièce.
La casse-pieds, dont le seul atout était la ponctualité, dégringole dans mon estime (déjà faible). Je ne vais pas l’épargner de mes commentaires lorsqu’elle arrivera!
Même si je n’avais pas l’intention d’aborder ce thème avec Samuel, je tâche de combler le blanc avec un peu d’innovation.

– Que dirais-tu d’accrocher un tableau sur le mur devant nous ?

Mon fils m’observe désormais comme si je lui annonçais qu’il avait été adopté. Tout compte fait, je préférais le néant précédent à sa stupéfaction actuelle. 

– Mais tu détestes l’art !
– Il existe certainement des tableaux moins artistiques.
– Pa, quand as-tu vu le docteur pour la dernière fois ?
– Ne recommence pas à m’énerver ! Tant pis, je consulterai quelqu’un de mieux qualifié à ce sujet.
– Qui ça ? La profiteuse qui n’a pas la cran de se montrer, comme par hasard le soir où je suis là?!
– Assez de ces insinuations ridicules ! De plus, avec ton allure de manchot touffu, tu n’intimiderais même pas un moineau. 
– Bon sang ! Quelle idée de vouloir t’aider !
– Bravo mon fils, c’est comme ça que je veux t’entendre.
– C’est bon, je m’en vais. Mais s’il te plaît, appelle-moi si tu as le moindre…doute. Je viendrai immédiatement! Et Mme Prévot est là aussi en cas d’urgence, n’hésite pas à la contacter.
– Plutôt transformer mon appartement en exposition d’art moderne que dépendre de cette concierge assoiffée de ragots !
– Prends soin de toi Pa. 
– Au revoir.





11

Ce squat universel s’effrite comme un sablé périmé !
Entre ces chats empereurs, ces chiens qui se fiancent, ces poissons rouges qui ont droit à des funérailles, ces cochons domestiqués, ces mygales qui portent des prénoms chrétiens, ces rats dont on fête les anniversaires… Après leur avoir octroyé un statut légal, on finira par accorder un droit de vote à ces animaux!
Non, je ne suis pas contre le bien-être animal: j’ai insulté le pigeon suicidaire qui s’était jeté sous ma roue.
Je suis suffisamment éloigné du néandertalien pour humblement distinguer les êtres évolués méritant leur suprématie, des espèces retardataires condamnées à leur condition de bêtes. 

Aujourd’hui, j’ai cuisiné uniquement pour George et moi. La malapprise, si elle daigne se montrer après son absence de la veille, n’aura qu’à se débrouiller avec du pain congelé et du beurre. 
Mon chien semble se désolidariser de cette décision, vu la manière dont il grogne lorsque je ne remplis la seule assiette. 

– Mêle-toi de tes oignons, vieille face de porridge !

À midi pile, la sonnette me perce les tympans. Avant de déverrouiller, je la laisse languir plusieurs minutes à l’extérieur, en dépit des regards accusateurs de mon bulldog. Je ressens une certaine satisfaction de l’imaginer dehors, tremblant comme une malade de parkinson, à me supplier de lui pardonner. 
Alors que je jubile, la porte de mon appartement s’ouvre brusquement. Malheur!

– Monsieur Esthébald ! Ouf, vous êtes vivant!
– Mme Prévot !
– J’ai reçu un appel inquiet à votre sujet ! Je suis donc immédiatement venue m’assurer de votre état. Vous avez beaucoup de chance d’avoir des anges qui veillent sur vous!

J’aperçois quelques mèches multicolores derrière la vieille bique qui vient de gâcher mon seul plaisir de la matinée. 
Tandis que la concierge me caquette son immense bonheur de me savoir en vie, je mitraille la silhouette chétive du regard, encore en retrait, trop embarrassée pour s’avancer vers moi. Cette peste savait pertinemment ce qu’elle faisait !
Une fois débarrassé de la commère, je fixe la pouilleuse de tout mon mépris, prisonnier d’un mutisme malsain.

– Monsieur Désespéré ! Ravie de vous voir en pleine santé. Vous avez une concierge si serviable et soucieuse des locataires!
– Cessez immédiatement vos simagrées.
– En tous cas, votre colère me flatte. Ça montre à quel point je vous ai manqué !
– Pardon ?!
– Vos propos d’hier m’ont tellement blessée que j’ai décidé de vous boycotter pour la soirée. Je suis rentrée manger mes céréales avariées, le temps de vous permettre une mûre réflexion. 
– À cause de vous, mon fils a cru que j’étais sénile !
– Votre fils était ici ?! Est-ce qu’il est beau ?
– Il vous manque un grain ? J’ai éduqué mes enfants suffisamment bien pour qu’ils ne me ramènent pas des cas psychiatriques!
– Je suis sûre que vous rêvez secrètement de m’avoir comme belle-fille.
– Foutaises ! Je préférerais encore que mes fils épousent des mulâtres. Voire des hommes mulâtres… C’est dire !
– Pff ! De toute façon, comme vous le savez, mon cœur est déjà pris. Vous me voyez navrée pour cette désillusion.
– Votre instabilité augmente de manière exponentielle.
– Ma faim aussi. On mange ? 

La vorace ne semble pas prendre le contenu de son repas comme une punition. Au contraire, elle se délecte des morceaux de pain encore durcis par la glace qu’elle badigeonne allègrement de beurre. 
George et moi avons de la peine à poursuivre notre dîner devant une telle scène. Je décide donc de lui laisser les restes de mon cassoulet, quasi intact. Tandis qu’elle aspire chacun de ses doigts bruyamment pour profiter des dernières saveurs de son plat, je me lance dans la question qui me hante depuis la veille.

– Pensez-vous qu’il manque un tableau dans cette pièce ?

La marginale m’observe comme si je lui annonçais qu’elle avait été sélectionnée pour participer à une chaîne humaine contre la déforestation. Tout compte fait, je préférais sa grossièreté précédente à son euphorie actuelle.
Sans attendre, elle extrait de sa poche un prospectus chiffonné du Musée Royal de Bruxelles. Je lis : « Exposition Gustave Courbet ».

– J’ai tout de suite pensé à vous en tombant dessus. Je n’osais pas vous en parler mais maintenant le sujet est sur la table… Littéralement!
– Hors de question !
– C’est à deux stations d’ici. 
– Quel rapport avec mon salon ? 
– C’est un peintre réaliste, ses œuvres sont faites pour vous. Son style pourra vous donner des idées plus précises pour, ensuite, chercher après un tableau abordable à accrocher au mur.
– Pourquoi ai-je l’impression que vous me tendez un piège? 
– Pas du tout ! J’avais fait un stage là-bas durant mes études, je peux donc nous obtenir des entrées gratuites. Allons-y demain !
– C’est impoli d’inviter en dernière minute ! Je dois d’abord vérifier si mon agenda me le permet.
– Vous ferez le double de mots-croisés après-demain. De plus, ce sera une manière cocasse de célébrer notre dernier jour ensemble !
– Puisque c’est gratuit…
– Ca veut dire « oui » ?
– Dégrafez immédiatement cette joie insupportable de votre visage, sous peine de me faire changer d’avis.
– Formidable ! J’ai tellement hâte !

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