Écriture d’un récit suite (part 4)

Ecrit par Lola Mansour

8

Où va-t-on?
Entre ces petits garçons qui jouent à la poupée, ces fillettes turbulentes, ces pères au foyer émasculés, ces mères irresponsables réclamant des carrières professionnelles, ces ados analphabètes, ces jeunes adultes en crise existentielle, ces cinquantenaires immatures, ces vieillards dans le déni qui s’amourachent de filles dont ils auraient pu changer les couches-culottes… Il ne faut pas être sociologue pour constater un manque de repères généralisé! 
Non, je ne suis pas immobiliste : j’ai chaleureusement applaudi la réforme de déremboursement des frais médicaux proposée par notre ministre de la santé. J’ai simplement traversé suffisamment de remous socio-culturels pour flairer les crises identitaires dangereuses pour la population!

Je bondis d’un coup, saisi par les chatouilles humides qui envahissent mes orteils.

– Chien de malheur ! Retourne au salon avec ta bave et tes mauvaises manières !

Heurté dans sa démonstration d’affection, George retire ses grosses pattes de mon lit et sort de ma chambre dignement, sans un regard vers moi.
Tandis que j’émerge de ma sieste, quelques bruits de vaisselle traversent les murs. Mon horloge indique 18H27. Décidément, ce n’est pas ma journée !
Voilà qui m’apprendra à accepter sans méfiance un produit d’exportation. Si les aliments avaient autant de mal que les migrants à franchir nos frontières, beaucoup d’honnêtes citoyens seraient épargnés de gueules de bois ravageuses !
Dans un effort de tortue retournée cherchant à revenir sur ses pattes, je bascule sur le côté puis je me redresse pour me diriger vers la cuisine.

Comme je l’avais soupçonné, la petite est aux fourneaux, pleine de vitalité, sifflotant une mélodie insipide, propre à sa génération. La table à manger a été dressée comme si nous nous apprêtions à accueillir le fantôme de Lady Diana. Des pétales de roses sont étalés autour de bougies bricolées par mon invitée. En observant le capharnaüm de plus près, je reconnais mes conserves de raviolis. Elles ont été trouées en formes d’arbres, de façon à ce que la petite flamme qui transperce les ouvertures forme une forêt scintillante. La vue m’hypnotise.

– Monsieur Désespéré, vous voilà réveillé! Ma table vous plaît?

Figé devant le meuble comme lors du spectacle de maternelles où j’interprétais le buisson, je reste muet. Le sourire de la jeune femme s’élargit.

– Puisque vous étiez encore dans les vapes à mon arrivée, je me suis permise de commencer le souper. J’ai été au supermarché du coin pour acheter de quoi nous préparer un repas de rois !

Remarquant ma moue dubitative à l’évocation d’achats imprévus, la cuisinière en herbe s’empresse de me rassurer.

– Grâce à l’argent de la tirelire de mon copain…EX copain! Pingre comme il était, j’avais saisi l’objet en otage dans un acte de désespoir lors de notre dernière dispute. Mais cette tête de cul a quand même fini par se barrer et il n’est jamais venu la réclamer! C’était donc l’occasion de briser ce cochon en porcelaine qui prenait la poussière sur mes étagères. De toute façon, il n’avait économisé que 9 euros 65… En dix-huit semaines ! Heureusement, la caissière vous apprécie. Elle m’a soufflé toutes les bonnes affaires du jour, omis de scanner quelques articles et vous saluait chaleureusement entre deux éternuements. Vous êtes une vedette dans le quartier ! 

Je me laisse mitrailler par son monologue, incapable de broncher.
Ses lèvres gesticulent mais j’ai cessé de l’écouter, trop obnubilé par ma table à manger. Ce meuble banal et vieillissant sur lequel j’ai consommé tant de repas sans en saisir la beauté…

– Au menu ce soir : ratatouille, frites au four parfumées au thym et haché de bœuf. C’est moi qui régale, même George aura sa part du festin !
– En quel honneur ?
– Faut-il systématiquement une célébration pour apprécier un bon repas entre amis ?
– Du calme l’artiste avec vos statuts fictifs !
– Vous voyez ? À la place de « cruche », « parasite », « morveuse »… Vous me qualifiez d’artiste ! On progresse! Ça mérite de se fêter, non ? 

Évitant de croiser son regard espiègle, je m’assieds à ma place habituelle tandis que la chef coq regagne ses fourneaux. Mon bulldog pique des sprints entre la cuisine et le salon, faisant trembler le sol de ses pas patauds. À ce rythme, il mourra d’un arrêt cardiaque avant de recevoir une seule frite dans sa gamelle !
Au bout d’un quart d’heure, le festin est prêt. Lorsque la jeune femme dépose l’assiette sous mon nez, je lui glisse un « Pas trop tôt ! », qui la fait instantanément glousser.
Hormis les décorations, l’heure tardive et la qualité du repas, rien ne change: George plonge dans son pot comme une autruche râblée, la gloutonne avale ses aliments sans les mâcher et j’assiste à ce spectacle, impassible, maintenant mon rythme de croisière.





9

La sonnette se manifeste dès que l’aiguille des secondes atteint le douze.
George, qui depuis quelques jours semble avoir retrouvé sa fougue de jeunesse, danse devant la porte d’entrée pour accueillir la perruche punk. Sa compagnie, certes habituelle, n’en reste pas moins une corvée. Aujourd’hui, ses plumes sont déployées comme un paon en plein acte de séduction et son euphorie me provoque des vertiges. En coup de grâce, elle se précipite vers moi et me dépose un baiser sur le front. Je me sens violé !  

– Bon sang ! Vous avez perdu la tête ?!
– Ce matin, je suis tombée amoureuse Mr Désespéré !
– Seigneur! De qui ?
– De quelqu’un qui passait.
– Sottises ! On ne peut pas s’amouracher d’un passant ! Et votre ancien compagnon qui, récemment, semblait difficile à effacer de vos pensées?
– Hier, avant-hier… C’est du passé ! J’ai brisé sa tirelire et les ruines de son souvenir simultanément. Il y a moins d’une heure, en me rendant chez vous, mon coeur a retrouvé sa raison de battre!
– Ça y est. C’était tellement prévisible… Vous avez basculé dans une folie furieuse !
– Je l’aime passionnément. C’est ma seule certitude. Oh oui, je l’aime!
– Foutaises ! Même une môme au QI de truite ne tombe pas aussi bêtement amoureuse.
– Pourtant, je vous assure, c’était une évidence! Il était si beau, si raffiné! Il dégageait tellement d’élégance, d’empathie, de tendresse, de douceur…
– Et, où avez-vous rencontré ce spécimen ?
– J’étais assise dans le métro, à la fenêtre… Quand je l’ai aperçu sur le quai, de profil, en train de lire le journal. Avant que je ne puisse réagir, les portes du transport se sont fermées. Je n’ai plus décollé mon nez de la vitre jusqu’à votre arrêt. 
– C’est un traitement lourd dont vous avez besoin !
– Je l’aime Mr Désespéré! Je me sens invincible et vulnérable, immense et insignifiante, intrépide et terrifiée !
– Un classique de la bipolarité.
– Mon énergie vitale a décuplé, ma respiration s’arrête puis s’accélère, mon estomac pompe autant que mon cœur, mes neurones s’agitent comme des derviches tourneurs !
– Ma consternation a atteint votre niveau d’excitation. Assez de pollution pour ma pauvre tête, mangeons avant que ça ne refroidisse !

Nous dégustons notre poulet-compote dans un silence religieux. Même mon acolyte britannique semble faire des efforts de mastication, conscient de l’effervescence particulière.  La crétine, dont la tête est restée coincée dans la rame de métro, dévore sa cuisse de poulet en pensant à son bien-aimé.
D’ailleurs, vu la manière dont elle consomme son repas, elle clouerait le bec à tous ces romantiques jurant que «l’Amour noue l’estomac».
Je décide enfin d’intervenir, abordant un sujet utile pour tous les deux.

– Où en sont vos recherches d’emploi? Que je puisse enfin me débarrasser de vous. 
– Mes quelques entretiens n’ont abouti à rien. J’ai toujours droit au même refrain : je suis soit trop qualifiée, soit pas assez expérimentée, soit trop militante, soit pas aussi performante qu’une intelligence artificielle.
– Qu’attendez-vous pour vous adapter ?
– J’attends une érudition globale et une répartition équitable des ressources de la planète.  
– Facile de prôner une redistribution des biens quand on fait la manche ! Cessez de repousser votre formatage sous ces prétextes fallacieux. C’est comme la circoncision : plus tôt vous la ferez, moins l’intervention vous laissera des séquelles. 
– Êtes-vous circoncis ?
– Jamais de la vie ! Quelle idée !

Où se croit-elle? Sa nonchalance m’insupporte. Je n’ai pas la patience des services sociaux!

– Bon sang ! Pourquoi êtes-vous aussi butée devant les conseils avisés de vos aînés ? 
– Votre vieillesse n’excuse pas vos propos abominables.
– Votre jeunesse ne justifie pas une telle mollesse cérébrale !

La marginale, désormais loin de son coup de foudre, brise l’os de sa cuisse de poulet et jette les deux parties fendues sur son assiette. Je suis stupéfait devant une telle force contenue dans ses bras en forme de tige. 
Ensuite, comme si cette scène n’avait jamais existé, elle se lève tranquillement, range la vaisselle et rassure mon chien. Avant de s’en aller, elle s’adresse à moi une dernière fois.

– De toute façon, dans deux jours, je ne serai plus votre problème. C’était le deal et je le respecterai, avec ou sans emploi.
– Très bien! À ce soir.

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